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Turquie : De la violence étatique légitimée au conflit armé contre les Kurdes de Syrie.

Alain Navarra-Navassartian


Un manifestation pro-kurde en Allemagne

La Turquie a développé depuis bien longtemps le concept weberien de Herrschaft (pouvoir dont la clé de voûte est la domination). Sans remonter jusqu’à l’empire ottoman, la seconde moitié des années 1970 jusqu’au coup d’état de septembre 1980, période que l’on a vite qualifié de chaotique ou d’anarchique, a mis en avant la montée en puissance de la violence.


On a parlé d’autonomisation de cette violence. Mais on peut se poser la question, au vu des évènements et des réactions des nationalistes d’alors, si cette période n’a pas favorisé plutôt la mise en place de techniques de violence diverses pour modifier profondément la structure étatique, en politisant à outrance l’état. Et en faisant un usage quotidien de la violence comme mode d’action étatique.

Nous ne reviendrons pas sur les politiques étatiques turques de répression, de déportation, de génocides et violences extrêmes dont l’histoire du pays est marquée et cela dès le début du 20e siècle (génocide des Arméniens, des Assyro-Chaldéens, méfiance envers les Kurdes et massacre de ces derniers au Dersim, en 1937. Méfiance envers les maronites du Mont Liban, ou même celle à l’encontre du Chérif de la Mecque, Hussein Ben Ali, etc.).


Il n’en reste pas moins que les séquelles de ces violences originelles pèsent lourdement sur la politique intérieure et extérieure turque. Le sempiternel discours de « résistance contre les ennemis intérieurs ou extérieurs » est ressassé par Erdogan, cette fois pour mieux attaquer les Kurdes en Syrie, de manière éhontée. Le discours de protection des frontières du pays contre des terroristes du PKK ne tenant pas devant la réalité de la situation : dans le Rojava et les zones attaquées, il y a peu d’éléments du PKK, mais plutôt des membres des YPG (unité de protection du peuple).


Ainsi, pour Erdogan, tout Kurde est un terroriste anti-Turc. Ceci est bien évidemment faux et relève de l’essentialisation des identités minoritaires en Turquie ; ce n’est qu’une « représentation » des Kurdes de Turquie. Depuis longtemps tous les moyens sont utilisés pour construire l’image d’une kurdicité essentiellement terroriste. Les agents sociaux nationalistes et étatiques orientent ou transforment des références identitaires afin de construire un capital symbolique négatif à l’encontre des Kurdes, un regard homogénéisant qui frappe les différentes minorités en Turquie. Les appels à la haine contre les Chrétiens ou des traîtres à l’état sont une pratique routinière dans les médias. Pour preuve, une affiche placardée à Konya, ces jours, avec l’assentiment du député AKP de l’endroit. La traduction étant : "Ne prenez pas pour amis les Juifs et les Chrétiens. Ils sont amis les uns des autres. Et celui qui les prend pour amis devient un des leurs". Cette photo a notamment été diffusée sur le site du député Garo Paylan (HPD : parti démocratique des peuples) afin de sensibiliser la population à ce regain de haine et d’antisémitisme.


Poster appelant à la haine contre les chrétiens et les juifs (Konya, Turquie).

Cette représentation ne justifie en rien une agression qui défie le droit international, l’éthique et les droits humains et elle masque mal une politique expansionniste.


Encore une fois, les évènements tragiques qui frappent le peuple kurde soulignent la « ligne » politique du pouvoir développé par Erdogan. On pourrait préciser que nous sommes au-delà du pouvoir, mais plutôt dans le désir et l’effectivité de la domination.


Il assied (à cause, en partie, de l’absence d’éthique des gouvernants occidentaux) la domination comme conception de la légitimité politique. Il a parfaitement réussi, au travers du populisme et du nationalisme, à modeler une partie de la population, prête à obéir à un ordre de contenu déterminé (Weber : Wirtschaft und Gemeinschaft). Par la possibilité donnée à certains entrepreneurs ou différents acteurs sociaux et politiques de capter les ressources étatiques (nominations, promotions, marchés intérieurs, etc.), il ne fait, somme toute, que continuer des pratiques mises en place depuis le début de la république.


Le discours du « va-t-en-guerre » Erdogan ne fait que souligner la « désobjectivation » de l’état en Turquie (Benjamin Gourisse), en s’engageant dans ce conflit avec les Kurdes, qui pourrait être une épuration ethnique si nous laissons faire ; Erdogan, pour se justifier, en appelle aux éternels principes qui légitiment toute action violente en Turquie et assure le soutien populaire : le nationalisme, la religion, la peur de l’autre. Le « nous » contre « eux ».

Un script bien rôdé dans l’histoire du pays, qui se double de l’utilisation de « l’héroïsme » du dirigeant pour obtenir la légitimité de tout acte, indéfendable : du génocide des Arméniens au massacre et aux exactions contre les Kurdes.


Il suffit de noter, dans un contexte qui depuis quelques années valorise le passé ottoman, l’importance des festivités de la commémoration de la bataille de Malazgirt (1071). Erdogan, entouré de guerriers, vêtus en costumes d’époque, et tenant un discours que n’aurait pas renié Alparslan, le héros de la bataille qui accomplit la mission de donner naissance à la grande Turquie. Alparslan qui prie avec ses hommes et refuse même le titre de sultan, seul bémol avec le dirigeant contemporain.

Erdogan célébrant la bataille de Malazgirt (1071)

Nous revenons toujours au même discours, tenu sur ce blog, qui relève de l’éthique. Ne pas réagir ou soutenir Erdogan, revient à accepter un type de légitimité fondée sur la domination et à accepter la normalité de l’usage de la violence. Par nos tergiversations, par l’acceptation du chantage aux réfugiés syriens (dont la situation se détériore pour ceux qui sont sortis des camps et intègrent une ville turque : agressions, attaques de magasins, refus de prendre en compte leur apport dans l’économie turque, etc.), nous avons autorisé Erdogan à aller plus loin.


L’aveuglement, l’intérêt ou encore le refus de constater à quel type de légitimité politique est confrontée la Turquie, nous ont empêchés d’appréhender les ripostes et les calculs du président turc. Il n’est pas le premier dans ce pays à utiliser la diffusion de la violence comme modalité d’action politique. Mais il est, peut -être, le premier qui assoit avec force et violence la domination (qui est différente du simple pouvoir).


Erdogan, qui semblait vouloir incarner le nouveau « père « de la nation, a décidé d’endosser le costume du héros protecteur et viril (archétype du nationalisme genré) d’une Turquie « éternellement » menacée.


Mais cette domination voulue et orchestrée par Erdogan n’est ni légale, ni fondée lorsqu’elle s’exerce à l’extérieur de son pays, comme c’est le cas aujourd’hui, même s’il tente de démontrer que l’agression armée contre les Kurdes de Syrie obéit à des règles impersonnelles. La peur panique d’un Kurdistan indépendant aux portes de son pays n’étant jamais invoqué.


Je sais trop bien, en tant qu’Arménien, l’amnésie, l’indifférence, dans le meilleur des cas, et l’agacement face aux revendications des peuples minoritaires, mais aussi la nécessité de rappeler sans cesse des droits ou des promesses faites durant tel ou tel conflit. Pour mémoire, en 1920, la SDN soulevait la question kurde et, en 1945, l’ONU validait la création d’un état kurde.


Mais si c’était l’horreur de l’indifférence qu’il fallait mettre en avant plus que l’évidente horreur du crime ? Le jugement moral n’a aucun poids sur un certain type de gouvernants. Erdogan, comme d’autres détenteurs du pouvoir, a su adapter ses réactions politiques et diplomatiques à une audience donnée. Rappelons-nous juste son soutien aux frères musulmans, au Qatar, ses discours virulents et violents contre l’Europe et son chantage aux réfugiés.


Jusqu’où peut aller cette acceptation de l’inacceptable ? Qu’est ce qui la motive :

la peur de voir jaillir dans nos contrée la violence ? Elle y fait déjà rage. Nous sommes déjà des sociétés de surveillance permanente et généralisée, due à cette peur panique.


Notre ordre politique moderne n’est-il capable de constituer un mécanisme de protection de la violence seulement en acceptant le transfert de celle-ci loin de chez nous ? Et en tolérant des « victimes sacrificielles » comme les Kurdes (Yezidis également) ? Quelle est donc la logique du droit international ? Celle du droit ou celle du droit du plus fort ?


Il semble évident que pour obtenir un ordre international relativement structuré, efficient et respecté, l’édiction de règles et de certaines normes sont nécessaires. Erdogan, et bien d’autres encouragés par le laxisme, la lâcheté ou l’intérêt occidental, peut passer outre tout ce qui devrait créer une éthique des relations internationales. Si l’indifférence aux évènements qui touchent les peuples minoritaires, éloignés géographiquement de l’occident, peut parfois, s’expliquer, cette offensive turque sur le peuple kurde devrait nous faire prendre conscience qu’il s’agit de faits qui dépassent la simple adhésion (ou non) à des stratégies de puissance ou bien à des modalités de conflictualité.


Ne pas réagir politiquement à ce conflit reviendrait à rendre caduc, voire ridicule, l’expression des normes, des valeurs et des principes qui ont déterminé, nous dit-on, la nature de l’ordre international moderne. L’éthique, les valeurs partagées, les droits humains ne peuvent souffrir des régulations à géométrie variable.


Laisser faire équivaudrait à autoriser une épuration ethnique qui serait à la fois un crime de guerre et un crime contre l’humanité.

Un Kurde tient dans ses mains la carte du Rojava

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