Serge Avédikian
Les Arméniens aiment les arts, les pratiquent dans toutes ses formes. Ils ont encore beaucoup à dire au monde à travers la culture qui est la leur et qui s’est développée au contact d’autres cultures, en Arménie et en Diaspora. Le transvasement des pratiques des arts où que l’on soit est une richesse incontestable pour tous et une ouverture au monde.
Le gouvernement arménien a décidé de rassembler plusieurs ministères au sein du Ministère de l’Éducation, en mettant en parallèle l’éducation, la culture et les sports. La tendance à rassembler en un seul ministère la culture et l’éducation (et les sports) n’est pas nouvelle. Les gouvernements cherchent souvent à créer un grand ministère chargé de veiller à la formation de la jeunesse sous toutes ses formes et les pays ayant un véritable Ministère de la Culture (comme en France) ne sont pas légion. En soi, ce n’est pas un mal et cela peut permettre une plus grande efficacité, sans compter les économies d’échelle. Cela dit, mettre dans le même panier l’éducation et la culture dans leur globalité peut être un raccourci discutable. C’est ce que j’ai pu entendre dans certains discours, mettant en regard l’éducation et la culture, comme s’ils étaient interdépendants. La pratique de l’éducation culturelle et la présence des arts dans l’éducation en général peuvent êtres très bénéfiques à la formation des jeunes, à leur sensibilité et leur ouverture au monde et à sa diversité. Mais l’éducation ne peut pas formater ou cadrer de façon dogmatique ou académique la culture, qui elle, cherche le dépassement des limites et la liberté d’expression dans ce qu’elle a de salvateur et de bienfaiteur pour l’esprit humain.
Même si l’effort d’investissement semble porter sur l’éducation d’abord, il serait à mon avis malencontreux de laisser le budget de la culture fondre au soleil. La culture dans son ensemble est une « industrie lourde », surtout dans un pays comme l’Arménie où elle est perpétuée par des traditions séculaires et où chaque enfant aspire à savoir chanter, jouer d’un instrument de musique, danser, faire du théâtre, dessiner, peindre, écrire et réciter de la poésie et — pourquoi pas — se rêve en futur cinéaste. Ces traditions et ces aspirations viennent de loin et ont pu traverser le temps. Si elles ne sont pas soutenues aujourd’hui, elles risquent de s’éteindre à petit feu et se transformer en amateurisme personnel en lieu et place d’un développement professionnel.
Les décisions actuelles me semblent fragiles et manquent surtout de clarté. Cela peut provenir du fait que les liens sont rompus entre les nouveaux dirigeants et le monde des arts qui, lui, existe, exerce depuis longtemps son magistère et a forcément été obligé de composer avec les gouvernements précédents. Il en va ainsi dans tous les pays démocratiques du monde. Les gouvernants changent, les artistes restent et poursuivent leur travail, même quand il y a désaccord. Si l'on devait être absolument d’accord avec la politique menée par les gouvernements successifs, on ne ferait plus que de la propagande. On ne serait plus dans le domaine de l’art mais dans celui de la servitude. On a connu cela, il n’y a pas si longtemps, avant l’indépendance en Arménie, mais à l’époque l’esprit de détournement était au rendez-vous et les artistes courageux ont pu inventer des langages intéressants. Ce qui ne semble pas le cas aujourd’hui car la résistance a peut-être changé de camp. Mais comment peut-on changer les mentalités en un si bref laps de temps, comment peut-on réapprendre à être libre de ses faits et gestes, lorsqu’on s’est habitué à la débrouille, pour ne pas dire à la magouille et au marchandage permanents ?
La question se pose surtout à propos de l’investissement de l’argent public et de l’argent privé dans le fonctionnement des théâtres, des cinémas, des musées, des écoles d’art. Il est vrai que seize théâtres d’État dans une ville comme Érevan, qui ne compte qu’un million d’habitants, cela représente une offre culturelle considérable, peut-être exagérée dans l’état actuel des choses. Il est bien sûr préférable d’avoir plus de théâtres que de magasins de luxe dans une ville mais encore faut-il que ces lieux soient viables et attractifs. Et les prix des places accessibles au plus grand nombre. Ces théâtres, financés presque uniquement par l’État, continuent à garder leurs troupes et leurs répertoires de saison en saison, ce qui est lourd à porter et surtout pas aussi intéressant qu'il y paraît, du point de vue de l’émulation. Pourquoi tous les théâtres devraient-ils avoir des troupes de comédiens fixes, qui finalement ne gagnent pas bien leur vie ? Pourquoi maintenir un répertoire, alors qu’il y a des créations à mettre en avant afin de proposer une diversité entre les théâtres et d’élargir l’offre ? Il ne s’agit pas de rendre du jour au lendemain toutes les troupes orphelines de leur théâtre mais d’opérer une transition, avec des consultations dans les milieux professionnels qui opèrent un changement clair et utile.
Si les bâtiments de chacun de ces théâtres étaient pris en charge par l’État, ainsi que les salaires des administrateurs et directeurs artistiques, ceux-ci pourraient proposer des projets et faire des montages financiers non seulement avec de l’argent public (des commissions d’aide à la création, ayant un budget d’État, peuvent soutenir certains projets) mais aussi de l’argent privé, venant de fondations culturelles, de producteurs indépendants, de sociétés privées, de banques également. La concurrence et la valeur donnée à chaque création seraient alors autrement considérées par le public et par les professionnels. Cela permettrait aux comédiens d’être sous contrat ponctuel et de gagner convenablement leur vie, en étant disponibles pour leur métier, à des jeunes auteurs dramatiques et à des metteurs en scènes de se produire et d’être découverts, sans forcément rencontrer le succès immédiat mais avec l’espoir que la roue tourne. L’État ne peut pas et ne doit pas tout prendre en charge mais il peut accompagner et encourager la création. Les théâtres peuvent se rentabiliser, s’ils organisent des tournées en province, dans les pays voisins et en diaspora. Pour cela, comme pour le cinéma, les œuvres doivent êtres de haut niveau et exportables. Les producteurs indépendants — ainsi que des tourneurs spécialisés — devraient pouvoir exercer leur métier, obtenir des aides, face aux risques qu’ils prennent, avec l’aide de l’État.
Je n’aborderai pas les questions concernant la nécessaire réorganisation dans l’industrie du cinéma, sachant que ce chantier-là est encore plus vaste et plus complexe. Il s’agit simplement de regarder la réalité en face et de constater qu’il n’y a plus de cinéma, dit national, en ce moment en Arménie. Par ailleurs, le marché de l’exploitation des salles de cinéma étant très modeste, le cinéma ne peut pas se rentabiliser ou très peu à l’échelle nationale. II faut le penser le plus souvent possible en termes de coproduction avec d’autre pays. Je pense sincèrement que si les conditions étaient réunies afin que des tournages puissent se faire de façon avantageuse dans ce pays, des ouvertures pourraient se mettre en place pour que les professionnels du cinéma, producteurs indépendants et techniciens, mais aussi réalisateurs et comédiens, puissent s’y retrouver. Là aussi, cependant, il faudrait que l’État consacre un certain budget, un budget digne de ce nom, afin que les commissions puissent aider les projets à se mettre en place.
Il faut du temps et de la patience, mais il faut aussi et surtout discuter, dialoguer, analyser avec les nouveaux aussi bien qu'avec les anciens, ceux qui ont la richesse d'une expérience à la fois créative et opérationnelle à partager et transmettre. Il faut considérer la culture comme un fer de lance, comme une grande richesse en Arménie, afin de lui donner toutes ses chances de développement.
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