Alain Navarra-Navassartian
Ph-D sociology
Ph-D art history
« L’appartenance à une diaspora procède d’un sentiment d’affiliation politique, d’une sorte de politisation d’une condition minoritaire, qui ne doit pas être confondue avec le nationalisme ethnique. Elle renvoie à des formes de solidarités déterritorialisées, à une sorte de construction d’un imaginaire national permettant de poursuivre un récit collectif et qui depuis l’indépendance de l’Arménie 1991, clame un recouvrement de l’identité nationale sous de nouvelles recompositions entre la périphérie (diaspora) et le centre (Arménie), donnant lieu à des revendications pour l’accès à la double-nationalité » (M.Hovanessian 2007)
La deuxième guerre du Haut-Karabagh (Artsakh) a réveillé, mis en exergue ou questionné le sentiment d’appartenance des Arméniens de la diaspora historique en France.
Mais sentiment d’appartenance à quoi ? Pourquoi ?
Cet article ne prétend pas épuiser, loin s’en faut, les sujets traités, mais tente de présenter une partie des questionnements mis à jour par le conflit et ses conséquences.
On pourrait, tout d’abord, avancer que c’est le « sentiment national » des Arméniens diasporiques qui s’est exprimé. Pas l’identité nationale ou l’appartenance nationale puisque dans ce cas précis le nationalisme est détaché de son attribut territorial. Par contre, le lien entre identité et mémoire, le rapport affectif à la Nation arménienne s’est trouvé amplifié par le conflit, son traitement médiatique, son traitement international ou le sentiment d’être seuls face au reste des puissances. La Nation arménienne est un terme que l’on a retrouvé fréquemment dans les commentaires des internautes ou sur les réseaux, dans les affirmations ou exemples donnés par des activistes de la cause arménienne et exprimé aussi au travers des interventions de certains experts. Mais aussi une Nation comme communauté imaginée (B. Anderson 1998). Ce sentiment national a révélé la nature de la relation que les Arméniens de la diaspora historique française entretiennent avec cette communauté imaginée, son contenu, les contextes et les modalités d’expression. Mais la violence de la guerre (rappelons les milliers de jeunes hommes tués durant le conflit), les réponses politiques pas toujours adéquates des responsables communautaires, les lacunes dans la représentation du groupe au niveau national, entre autres, ont, aussi, laissé apparaître un ensemble de revendications, mises au point ou demandes de réformes qui soulignent comment une identité et un sentiment d’appartenance donnés pour « naturel » sont aussi des arrangements sociaux, objets de débats y compris politiques. Les circonstances et les développements du conflit ont entraîné une évidente solidarité, mais ont également remis en cause la simple appropriation émotionnelle du « sentiment national » ou même de certaines expressions de l’arménité, jugés obsolètes, voire inutiles dans ces conditions. Ce terme de sentiment national, peu usité, parfois décrié mais utilisé ici pour souligner combien « le spectre de la Nation » hante les Arméniens (Englund 1994). Même si la multitude de souvenirs individuels de la diaspora historique sont plus attachés à la Turquie génocidaire qu’à une mémoire collective nationale en territoire de la République d’Arménie. Ce qui ne fait que souligner la complexité de l’articulation entre les différents niveaux de l’appartenance et l’intensité fluctuante de l’identification à la Nation arménienne qui contraste avec la profondeur de son empreinte.
Cette guerre a été, aussi, l’occasion de constater comment les Arméniens en diaspora se sont appropriés, ont revisité ou contesté les discours, les évènements ou les symboles mis au point par les instances dirigeantes communautaires. Les questions politiques et sociales ont fait un retour fracassant dans les normes de l’arménité et dans l’expression de cette arménité, jusqu’à remettre en cause les structures existantes. L’extrême connectivité de la diaspora durant la guerre avec l’Arménie a redessiné les liens avec la République d’Arménie.
Beaucoup d’Arméniens de la diaspora française avaient peu de contacts réguliers avec l’Arménie, mais la guerre a redéfini le rôle de ce territoire comme ancrage de la communauté, mais aussi le lien social face à ce territoire. Le désir pour une majorité d’individus arméniens de créer des liens de ressources et de supports sur le long terme a été activé ou réactivé par le conflit. Liens qui veulent aller plus loin que l’aide humanitaire ou que des relations autour d’une culture symbolique.
La connectivité de la diaspora et la mise en exergue d’une culture du lien sont autant de facteurs qui ont permis de relancer la définition du lien social entre « ici » et « là-bas ». La connectivité exceptionnelle de la diaspora durant le conflit a été soulignée, ce qui a entraîné une réflexion sur un espace transnational arménien, mais existe-t-il vraiment ? Y a-t-il eu, durant ces années, la création de contextes permettant de créer, de développer et de maintenir de multiples relations économiques, sociales ou organisationnelles viables ? Une façon d’être et de participer simultanément à plusieurs univers à la fois ? Si ce n’est pour les émigrés d’Arménie, l’espace transnational reste donc à construire. Si le sentiment d’appartenance à la Nation arménienne est vivace, ce sont encore les lieux ou des évènements symboliques qui sont indissociables de la construction identitaire (Guerin-Pace 2006) elle a, évidemment, une dimension locale (Ararat, mémorial du génocide, etc.). Mais cette appartenance a-t-elle pour autant comme origine le sentiment du partage d’une même réalité ? La compréhension des réalités de l’Arménie ?
La guerre a fait prendre conscience de la nécessité de sortir d’une adhésion plus ou moins passive à l’arménité. Reste à constater les effets de ce mouvement. En espérant que le moteur n’en soit pas le paradigme « ensembliste », mais bien la prise de conscience que nous sommes appelés à être acteurs et auteurs de cette appartenance.
Au travers des commentaires et des réactions utilisés pour cet article, l’appartenance durant la guerre et même après se vit comme une appartenance à une communauté homogène, unie et qui doit rester telle (la peur du conflit est récurrente) avec un territoire sacralisé d’autant plus qu’il est attaqué (l’Arménie) avec pour les plus âgés, en toile de fond, le drame du génocide et l’impossible retour sur le territoire d’origine (L’Arménie historique). On pourrait avancer que le conflit a renforcé le sentiment d’ethnicité communautaire et que l’expression de cette appartenance reste tributaire de la logique de l’État-nation (L’Arménie), c’est dans la tranche d’âge la plus élevée que l’on retrouve cette approche. Mais il a été aussi souligné, par les plus jeunes, que les caractéristiques d’un mouvement nationaliste peuvent être aussi de définir des objectifs en termes de changements culturels mais aussi politiques au nom de la Nation et de s’engager, pour ce faire, dans des actions collectives et de présenter ainsi tant un défi politique envers les autorités arméniennes qu’un défi culturel envers le système des valeurs dominantes. Ce nationalisme est intrinsèquement porteur d’un élément contestataire. Différents groupes se sont formés pour revendiquer une appartenance fondée, aussi, sur la loyauté envers des normes et des valeurs partagées autre que les valeurs anthropologiquement reconnues comme arméniennes (langue ou religion). Une demande forte, d’une approche contractualiste s’est faite jour, qui permettrait à chacun de participer à la construction de la « Nation ».
Se pose donc, de manière aigüe, la mise en place des politiques de l’appartenance et de l’action en direction des diasporas, aussi bien par l’Arménie que par les hautes instances communautaires.
CRISE DE LA REPRÉSENTATION
La guerre et ses conséquences a aussi entraîné, en diaspora, une crise de la représentation. Il est devenu évident que la dévotion à l’arménité ne pouvait plus tenir lieu de réflexion. La « communauté », terme qui renvoie à un entre-soi social et spatial, a pris conscience d’être une entité dépendante, voire subalterne dans le paysage politique français. Les frontières de la communauté se sont modifiées dans les rapports d’altérité croisés entre les individus, les réactions au conflit et leurs aspirations. Des voix de plus en plus nombreuses se sont élevées pour contester le système de représentation du groupe et le système d’autorité mis en place. Système qui précise qui a le droit à la parole, qui représente l’ensemble du groupe arménien et qui affirme les aspirations de l’ensemble du groupe.
L’appartenance se donne à la fois comme un produit, mais aussi comme expression assumée par des sujets, elle est devenue une marque significatrice de la volonté personnelle. Les réactions au conflit viennent souligner cette nouvelle donne. Le collectif est un enjeu plus qu’une donnée. La mobilisation de la diaspora française a été importante, mais rapidement s’est posé le problème du travail interne au groupe arménien et l’efficacité externe, tout comme l’absence d’entité sociale. Il s’agissait plus d’un réseau d’individus pris dans des formes de relations réticulaires. Ce qui a été le plus contesté reste le passage de l’action collective à l’action publique. Comment s’est-il opéré ? A - t-il été efficient ? Comment est-il structuré dans le groupe arménien ?
Le conflit et ses conséquences tragiques ont amené un grand nombre d’individus arméniens à s’interroger sur la représentation du groupe et sur le leadership, la démocratie au sein de l’organisme communautaire, la relation au pouvoir politique français, les contradictions à l’intérieur du groupe, le rapport à la société globale, la monopolisation des pouvoirs, le dogme du consensus à maintenir, les mécanismes de cooptation ou les contradictions idéologiques et politiques internes. Ce processus prend place, avec pour fond, une prise de conscience qui va à l’encontre de certaines perspectives politistes selon lesquelles le groupe arménien serait un réel groupe de pression dont l’action s’exerce de façon homogène dans la sphère politique nationale.
Comme cela a été le cas, il y a quelques années, le questionnement sur le « gouvernement » du groupe arménien, a été de nouveau posé. La communauté arménienne est une organisation socio- politique, c’est-à-dire un réseau d’organismes, d’associations ou d’institutions. Les réactions au conflit ont suscité des débats voire des conflits, en tout cas, la diversité d’intérêts. Mais ce ne sont pas des indicateurs d’un manque de cohérence sociale, mais plutôt, l’indice d’une « communauté politique » et non un simple agrégat de personnes partageant une même origine ethnique. L’obsolescence de la cohérence d’ensemble du groupe arménien a été mise en avant par l’affaiblissement du pouvoir d’influence du groupe arménien, ce qui a entraîné une remise en cause de la légitimité de la représentation du groupe. Dans une conjoncture où l’Etat français n’est plus, pour le groupe arménien, l’état providence mais devrait devenir l’état partenaire. Et cela demandera certainement des changements importants tant structurels que sur la prise de conscience du pouvoir d’agir des individus arméniens hors des cadres traditionnels. Définir une identité particulière, autre que celle de la victime, posséder un statut socio-économique déterminé, avoir une expertise en différents domaines sont des conditions d’accès au processus de la décision publique. La gouvernance du groupe basé sur un fonctionnement de type corporatiste qui a évacué un grand nombre d’Arméniens des débats, pose un réel problème. On pourra toujours mettre en avant la nécessité de l’institutionnalisation du pouvoir d’influence du groupe, cela ne semble plus convenir.
Aucun forum de concertation, qui permettrait un ordre négocié, n’a jamais été mis en place, en étant conscient des difficultés qu’il suppose. Trop longtemps, le groupe arménien a considéré la prise de décision dans une situation conflictuelle interne comme un handicap, ce qui a fait oublier que le groupe arménien est hétérogène. Ses membres appartiennent à différentes classes sociales, à différents groupes professionnels, même leur appartenance religieuse n’est pas la même (Apostolique, Catholique, Protestante), ils peuvent être originaires de différentes régions, voire de pays différents, etc. Il y a donc évidemment des différences qui peuvent être source de conflits, mais peu importe. Le conflit, la discussion, le désaccord ne sont pas le signe de l’absence de communauté. Si les gens s’opposent, cela voudrait dire qu’il n’y a pas de cohésion sociale à l’intérieur de la communauté. C’est, à la fois, une conception fausse et apolitique de la communauté ethnique. C’est le meilleur moyen de détourner l’attention des mécanismes en cause dans les relations conflictuelles et de leur rôle dans l’évolution d’un groupe. Il serait plus intéressant de porter l’attention sur l’absence des mécanismes efficaces pour la gestion d’éventuelles divergences, qui répétons-le sont salutaires.
Autre danger, mis en évidence par le conflit du Haut-Karabagh, c’est que le pouvoir interne des « élites » du groupe, quand il devient trop pesant ou ne correspond plus aux aspirations du groupe, entraîne un affaiblissement du sentiment collectif et de sa cohérence. Il ne faut pas confondre une solidarité nécessaire en tant de guerre et l’acceptation de l’incapacité de certains organismes du groupe arménien à offrir, encore, des repères aux membres de ce groupe afin qu’ils puissent avoir la capacité à se penser et à se refléter comme société. Mais on sent la nécessité de sortir du mode de l’imposition pour la définition des situations de la réalité, des problèmes, des objectifs et des possibilités d’action.
Ne serait-il pas temps de se poser la question de savoir quelles interactions sont possibles pour définir collectivement une orientation ? La posture déterministe a été mise à mal, posture selon laquelle les comportements seraient uniquement régis par des contraintes normatives ou des valeurs immuables. Si l’on considérait que ce sont les individus, en tant qu’acteurs, qui peuvent produire le système et non l’inverse ? Car il y a des contraintes inhérentes au groupe, mais elles ne seraient plus l’équivalent d’un déterminisme abscons.
RESSOURCES DISPONIBLES
Une autre réalité qui s’est imposée à la diaspora durant et après le conflit, c’est de savoir de quelles ressources elle dispose pour mener à bien les actions qu’elle veut mener et obtenir les contributions des différents publics (institutions, groupes, individus, etc). Le seul sentiment loyaliste n’est plus suffisant sur le long terme. La demande d’objectifs collectifs (autres que les projets humanitaires) est forte. Pour reprendre l’idée développée par Martine Hovanessian, le groupe ethnique est aussi une entreprise sociale qui exige un effort constant de reconstitution. L’appartenance est là, aussi, pour décrire l’identité sociale d’un sujet, elle se réfère au fait que les individus sont situés socialement quelque part, qu’ils appartiennent à des catégories sociales données. Il ne s’agit pas seulement d’appartenance à un groupe ethnique. L’engagement que peut susciter l’appartenance se fait, aujourd’hui, sur un mode plus subjectif et engagé. L’identité ethnique n’est plus le seul mode d’appartenance des jeunes Arméniens de la diaspora, ni de moins jeunes d’ailleurs, son surinvestissement réduit les identités à une seule, ce qui peut entraîner un désir de désaffiliation. Autour de ce concept jouent des valeurs et des devoirs dont on se libère parce que l’on ne se reconnait plus comme composante d’un groupe, parce que l’altérité n’est pas reconnue ou encore parce que la communauté n’est plus une structure qui relie, ou encore parce qu’on y trouve pas, ou plus, un travail de réflexion sur des pratiques tacticiennes ou des stratégies concernant les enjeux essentiels de la communauté, ou bien encore, parce que l’espace social de la communauté n’est pas assez ouvert à de nouvelles expressions. Concevoir et produire de la connaissance autre que les champs habituels du savoir communautaire est aussi une gageure nécessaire pour le groupe arménien. Il semble grand temps de prendre en compte les différentes modalités de déclinaisons des identités diasporiques pour bénéficier de toutes leurs richesses.
TERRITOIRE, COMMUNAUTÉ TRANSNATIONALE, DIASPORA
La guerre et ses conséquences ont ravivé les tensions vers « le territoire » arménien, avec en miroir un processus de fabrication des États-Nations. Mais cet investissement des diasporiques porte-t-il sur une installation en Arménie, un « retour » en rapport avec un temps qui doit « s’accomplir » ou sur un espace imaginaire fantasmé, à reconstruire à l’échelle internationale ? (Ma Mung. 1994). La question de la localisation de l’identité et du rapport entre identité et lieux est de nouveau posée par la guerre. Les échanges constants sur les réseaux sociaux, les réactions internationales, les actions violentes des nationalistes turcs en France, le sentiment d’injustice ressenti par la communauté, la cruauté des armes utilisées sur des civils ou le silence poli de grandes institutions, entre autres, ont attisé l’attachement à un territoire (l’Arménie) souvent mythifié, mais qui apparaît définitivement comme la « terre d’origine », l’espace physique dans lequel doit se déployer la diaspora sous forme, pour l’instant, d’exterritorialité. La redéfinition des rapports entre diaspora et Arménie, entre centre et périphérie, mais aussi une vision constructiviste de la diaspora ont été au cœur de nombreux échanges. Car les évènements ont vu l’implication active et la tension vers un objectif d’individus qui s’étaient éloignés ou n’avaient jamais participé à la vie communautaire. Si l’écho de la catastrophe initiale (génocide de 1915) était présent dans les commentaires des internautes ou les différentes interventions de la diaspora historique, il s’agissait plus d’exhorter à se projeter dans l’avenir de manière résolument différente. Le système des allégeances traditionnelles a été remis en question, même si l’appel à la « culture arménienne » est constant, on peut noter que cette culture n’est plus envisagée comme seule base pouvant fournir des arguments. La situation de l’individu en diaspora est envisagée comme capable de lier des mondes séparés, individu inséré mais aussi à la périphérie de plusieurs groupes, permettant aux ressources de circuler par son intermédiaire, capable de développer une capacité de commutation entre ici et là-bas, d’alternance, voire de co-présence. De façon timide, voire encore maladroite, la qualité des ressources humaines en diaspora est valorisée par l’Arménie qui comprend que ce sont les savoirs qui constituent les sources de la croissance endogène et que les réseaux socioprofessionnels et socio-techniques de la diaspora sont essentiels. Cette prise de conscience est d’autant plus nécessaire que depuis des années des organismes aussi différents que l’OIM, l’OCDE ou la banque mondiale soulignent l’importance du potentiel de coopération et de développement des diasporas. Reste à mettre en place une réelle politique de partenariat économique avec les diasporas arméniennes et d’en faire des partenaires ou intervenants plus efficaces au travers d’une institutionnalisation du processus.
Indépendamment des formes complexes de l’activisme diasporique, peut-on parler d’espace transnational ou l’activité transnationale ne toucherait-elle que les migrants venus d’Arménie ?
La notion de transnationalisme renvoie à l’émergence d’un processus social dans lequel les diasporiques établissent des champs sociaux qui transcendent les frontières géographiques, culturelles et politiques. Un espace peut être considéré comme transnational lorsqu’il permet de développer et maintenir de multiples relations économiques, sociales, organisationnelles, religieuses, politiques ou familiales. Les réseaux de sociabilité des personnes vivant dans un espace transnational tissent les mailles denses d’un champ social qui déborde des frontières nationales, une façon d’être de plusieurs univers à la fois qui permet de dépasser le cadre binaire d’analyse qui oppose mobile et sédentaire, migrant et non-migrant, citoyen et non-citoyen. Si l’appartenance se fonde tout autant « sur le lien que sur l’essence » se dirige-t-on pour autant vers un « Etat réseau » (Halay. 1994) avec une structure réticulaire plus que communautaire ? Existe-t-il pour les Arméniens une transnation délocalisée conservant un lien idéologique particulier avec un lieu d’origine ? (Appadurai 2001). Il ne s’agit pas, en tout cas, d’une simple circulation transfrontalière (vacances, visites, séjours courts, etc.) mais d’un rapport d’échanges égalitaires entre un centre localisé (l’Arménie) concentrant les ressources symboliques et les communautés diasporiques.
Le transnationalisme n’étant pas uniquement défini par une question de connectivité ou de contexte social, il doit permettre de nouvelles modalités de circulations, notamment des savoirs et des modes opératoires. Il ne s’agit pas de céder à une certaine ingénuité face à ce concept dont la définition varie, mais de s’appuyer sur les notions d’échanges et de pratiques transfrontalières transcendant le cadre national qui conviennent au groupe arménien dans sa volonté de réformes et d’actions en direction de l’Arménie.
Si la diaspora doit revoir ses programmes d’aide ou d’investissement en Arménie, il est tout autant nécessaire pour l’Arménie de revoir les modalités d’engagement du pays envers les diasporas. Certains efforts ont été entrepris sur le plan national comme sur le plan international pour amener la diaspora à appuyer le processus de construction nationale. Ces efforts partent des relations sociales et du « patriotisme » des membres de la diaspora pour ensuite tenter de mettre en place des mesures incitatives susceptibles d’encourager la diaspora à participer au renforcement des capacités nationales. Mais aujourd’hui cela n’est plus suffisant. Un véritable programme sur le long terme doit être envisagé, autre que toutes les formes caritatives déjà usées jusqu’à la corde. La médiocrité de l’environnement politique, économique et social a exacerbé la migration, des cerveaux entre autres, mais aussi la défiance de la diaspora. La guerre a souligné une unité, basée plus sur des attitudes émotionnelles que réfléchies mais qui peuvent être un catalyseur à une prise de conscience du « sentiment national ».
Le sentiment national des Arméniens de diaspora s’est réveillé avec cette guerre et avec les accords qui ont suivi. Le nationalisme est inscrit dans la structure des sentiments qui lient les diasporiques à l’Arménie. Mais les outils du nationalisme ont toujours été utilisés, de manière erronée, par l’Etat arménien. Fondé essentiellement sur un nationalisme ethnique, cette approche a délibérément laissé de côté le mouvement nationaliste comme mouvement social. Les caractéristiques d’un mouvement nationaliste sont, aussi, de définir des objectifs en termes de changement politique et culturel au nom de la Nation, de s’engager pour ce faire dans une forme d’action collective et de présenter ainsi tant un défi politique envers les autorités qu’un défi culturel envers le système des valeurs dominantes. On peut, alors, comprendre la place assignée aux diasporas par les différents gouvernements arméniens car l’élément nationaliste porté par certains individus diasporiques a toujours été porteur d’un élément contestataire et en opposition avec les arrangements institutionnels existants. L’identité arménienne peut être fondée sur des normes et des valeurs partagées autres que les valeurs anthropologiquement reconnues comme arméniennes. L’approche contractualiste est aussi importante car elle permet à chacun de participer à la construction de la Nation. Les identités nationales ne sont plus ni premières ni unidimensionnelles mais modulables et fluides constamment négociées et renégociées. Il faut savoir créer et développer de réelles politiques de l’appartenance en direction de la diaspora plus riches que la simple appartenance ethnique. Développer l’outil législatif ou fiscal, repenser la citoyenneté, réformes consulaires ou lancer des politiques d’investissement, en tout cas envisager la multiplicité des ancrages et des appartenances comme des possibilités de stratégies d’acteurs différents mais aussi comme le ressort fondamental à partir duquel se construit le transnationalisme.
Le nationalisme exacerbé durant la guerre fait partie d’un répertoire culturel qui a servi de pont entre différents groupes sociaux de la diaspora, peu enclin, à communiquer entre eux, en temps ordinaire. Mais cela a permis de créer une mise en mouvement de la diaspora française, notamment, de façon tâtonnante pour le moment. Mais un espace productif intermédiaire émerge avec des valeurs, des normes et des pratiques multiples. La réussite du transnationalisme serait justement le résultat de la rencontre de multiples appartenances, pratiques et dispositions. Reste à savoir ce que nous en ferons et ce qu‘en fera l’état arménien.
La guerre et ses conséquences dramatiques, le discours politique français et européen, les manifestations violentes des nationalistes turcs contre les Arméniens de France ont été une onde de choc pour la diaspora arménienne et cela a remis au cœur des débats certains questionnements : l’être en diaspora, les actions à mener envers l’Arménie, comment combiner des appartenances à une identité plus large et les inscrire dans un « universalisme » partout proclamé, comment réagir à une forme de mainmise sur l’espace social communautaire, comment ne pas être les « oublieux » dont parlait Richard Marienstrass et en même temps saisir la complexité des diverses réalités que doit affronter le monde arménien.
Sortir des illusions communautaires, des conceptions homogénéisantes qui oublient qu’une communauté n’existe que par sa construction sociale, sortir de la fixité en pensant la diaspora comme anhistorique sans possibles modifications fondamentales de son organisation sont autant d’enjeux d’importance pour la diaspora arménienne de France. Qu’est ce qui fait communauté ? Il paraît évident que ce n’est pas ou plus uniquement le caractère commun, le « Gemeinsamkeit » de Weber, mais plutôt l’activité partagée. Le caractère volontaire de la construction communautaire est plus que jamais affirmé car est remis en question le mode d’intégration organisationnel du groupe, ce qui a des implications sur les possibilités d’innovation ou de changement, non seulement dans la structure du pouvoir communautaire, mais aussi dans la définition des situations et des modes d’action.
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