& de faire la lumière sur les raisons internes qui ont conduit à la défaite du 10 novembre
Alexis Krikorian
Pachinyan, qui a été élu en décembre 2018 avec 70% des voix (8 mois seulement après avoir été porté au pouvoir par la rue), mettant ainsi fin à un règne de 18 ans du parti républicain, pourrait en théorie rester au pouvoir jusqu’en 2023 au maximum.
Pourtant, la question que l’on peut légitimement se poser après la terrible défaite arménienne au terme de la dernière guerre du Karabagh est simple : peut-il rester au pouvoir ? Si oui, combien de temps ?
S’il l’on regarde les raisons pour lesquelles un pouvoir exécutif démissionne – elles varient en fonction des systèmes constitutionnels -, l’on peut les regrouper de la manière suivante :
o Raisons techniques ;
o Raisons liées à l’impossibilité de faire voter des lois ;
o Raisons externes (instabilité, scandale, événements politiques ou économiques internationaux, etc.).
Dans le cas de la France et pour en rester aux raisons externes qui nous rapprochent ici du cas arménien, le Président du Conseil Paul Reynaud, en désaccord avec les principaux membres du gouvernement face à la débâcle de 1940, démissionne et est remplacé par le Maréchal Pétain qui signera l’armistice 6 jours plus tard et installera le « Régime de Vichy » 24 jours plus tard, mettant ainsi fin à la Troisième République, elle-même proclamée le 4 septembre 1870, 2 jours seulement après la capitulation de Napoléon III face aux Prussiens à l’issue de la bataille de Sedan.
Deux défaites cuisantes ont donc conduit à deux des quatre derniers changements de régime de l’histoire de France. Dans un cas, dans un sens positif avec l’instauration de la Troisième République. Dans un autre, pour le pire avec le régime de Vichy.
Alors bien entendu, comparaison n’est pas raison. L’Arménie a son histoire propre et, plus encore, une géographie peu enviable avec deux voisins aux visées panturques qui ne veulent que concourir à sa perte. Sans parler de changement de régime en Arménie (la transition d’un régime semi-présidentiel à un régime parlementaire a déjà eu lieu en 2015-2018 et c’est en fait ce changement qui a conduit à la prise de pouvoir par Pachinyan ; voir les nombreux articles de Hyestart sur le sujet) et afin de répondre à la question « Pachinyan peut-il rester au pouvoir ? », il est nécessaire de se poser la question de la source de la légitimité politique en Arménie. Cette dernière varie en fonction des contextes, ou encore des histoires de chaque pays. Mais c’est bien la question de la source de la légitimité politique qui est posée, me semble-t-il, dans le cas présent, à savoir la question des mécanismes à l’œuvre qui permettent le maintien au pouvoir des acteurs politiques en Arménie.
A priori, il peut sembler difficile pour celui qui a signé la déclaration tripartite du 10 novembre entre l’Arménie, la Russie et l’Azerbaïdjan, déclaration aux clauses léonines qui consacre la perte de 75% de l’Artsakh (20% des territoires arméniens dans leur ensemble) au profit de l’Azerbaïdjan de rester au pouvoir, alors qu’une classe d’âge entière a été décimée. La domination charismatique, pour reprendre un terme wébérien, qui avait en quelque sorte légitimé sa prise de pouvoir en 2018, s’est complètement évaporée avec la déclaration tripartite du 10 novembre. Au plan symbolique, qu’on apprécie le personnage ou pas, peu importe, il incarne désormais la défaite. A cette domination charismatique s’est substituée, du jour au lendemain, une domination plus traditionnelle, celle de l’hégémon russe.
Ainsi, le 2 décembre, Pachinyan a reçu le soutien de Poutine qui a déclaré lors d’une réunion par visioconférence de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) : « Le gouvernement arménien a été obligé de prendre une décision très difficile, mais nécessaire … Ces décisions ont été douloureuses et ont demandé du courage personnel de la part du Premier ministre arménien » ajoutant que « notre tâche est désormais de soutenir le Premier ministre et son équipe pour organiser une vie pacifique » au Karabagh.
Plus qu’avant encore sous le règne du parti républicain, le source de la légitimité politique – dans une forme de domination traditionnelle pour poursuivre avec une lecture wébérienne de la légitimité politique - semble appartenir à celui qui défend la politique du Kremlin tant l’Arménie est affaiblie par la défaite du 10 novembre et tant sa sécurité dépend de la seule Russie. Alors qu’il pouvait il y encore peu être qualifié de manière péjorative de « sorosien » (défendant par exemple des valeurs « dégénérées ») par les cercles proches de Moscou, Pachinyan, suffisamment humilié et remis à sa place, peut satisfaire le Kremlin en étant l’homme qui défend et applique méticuleusement la déclaration du 10 novembre si défavorable à l’Arménie et si favorable aux intérêts russes et azéris.
Cette source de légitimité de domination traditionnelle, si elle permet le maintien au pouvoir de Pachinyan à court terme, ne devrait normalement pas suffire dans la durée tant le rapport à l’hégémon russe peut apparaitre comme clivant dans la société arménienne (même si tout le monde s’accorde sur la nécessité du parapluie de protection russe dans un environnement plus qu’hostile).
On l’a vu, Pachinyan bénéficie d’un mandat au maximum jusqu’en 2023. Et si légitimité et légalité sont intimement liées, la légitimité ne s’y réduit pas. En d’autres termes, si la légitimité électorale est nécessaire, elle ne suffit pas toujours : à partir du moment où des conditions essentielles comme la confiance ou le consentement ne sont plus réunies, il convient de la renouveler et de retourner aux urnes. Pachinyan, qui est devenu d’un seul coup un personnage a-charismatique, ne pourra pas éviter ce retour aux urnes.
Après un tel choc systémique, il parait en effet difficile pour celui qui a été porté au pouvoir par la rue en 2018 de ne pas remettre son mandat en jeu tant la source de sa légitimité politique ne peut venir dans la durée que du seul Kremlin.
A moyen terme Pachinyan – qui a lui-même indiqué l’horizon juin 2021 - devrait remettre en jeu son mandat et retourner devant le peuple. Il se pourrait qu’il gagne à nouveau. Si tel était le cas, il bénéficierait d’une légitimité renouvelée qui lui permettrait de diriger le pays pour 5 nouvelles années et il aurait ainsi la force nécessaire pour négocier l’accord de paix.
Quel que soit le vainqueur, l’Arménie a besoin, à l’issue d’élections libres et régulières, d’un nouveau gouvernement pour sortir de l’ornière et pour négocier dans des conditions les moins mauvaises possibles l’accord de paix avec l’Azerbaïdjan. Car la déclaration tripartite du 10 novembre, signée par l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Russie, si elle a des éléments qui vont très loin (voir le point 9 sur la construction de nouvelles infrastructures de transport reliant la République autonome du Nakhitchevan aux régions occidentales de l'Azerbaïdjan, point qui touche donc à l’intégrité territoriale même de la République d’Arménie), et qui font penser à un accord de paix, n’en est pas un. Il ne s’agit que d’un accord de cessez-le-feu. Il s’agit maintenant de négocier la paix au mieux avec le peu de cartes qui restent aux mains de l’Arménie. En l’état, Pachinyan est tellement abîmé par cette défaite qu’il ne peut pas être l’homme de cette négociation. A moins de voir son mandat renouvelé lors de nouvelles élections. Un sondage récent en Arménie montre qu’une majorité, certes faible, de la population est favorable à de nouvelles élections.
Hyestart, qui a assisté aux deux dernières élections nationales (2017 et 2018) en tant qu’observateur, est d’avis que l’un des enjeux essentiels de ces élections à venir sera de savoir et de s’assurer qu’elles seront libres et régulières. Et ce ne sera pas une mince affaire !
Dans l’attente de ces élections, la question de la formation d’un gouvernement d’union nationale est également posée. Et ce d’autant plus que seize partis d’opposition viennent de donner à Pachinyan un ultimatum lui donnant jusqu’à mardi 8 décembre pour démissionner ou faire face à des manifestations dans tout le pays. Le Président Armen Sarkissian est également favorable à cette solution. Des intellectuels demandent aussi le départ de Pachinyan.
L’un des problèmes majeurs de l’Arménie est, à l’évidence, le manque de personnel politique qualifié pour assumer la direction du pays tant l’émigration a été forte depuis l’indépendance de l’Arménie. La défaite, et c’est normal, exacerbe les tensions. Dans ces conditions, il est très difficile de trouver une personne à la fois qualifiée et consensuelle pour assumer la direction du pays, et ce d’autant plus que Pachinyan, bénéficiant d’un mandant de 5 ans et du soutien de Moscou, on l’a vu, ne semble pas vouloir démissionner.
Si elle devait avoir lieu, la question des conditions encadrant la formation d’un tel gouvernement d’union nationale dans l’attente d’élections anticipées est à mon sens essentielle : Les éléments les plus nocifs de l’ancien régime seront-ils exclus ? Le parti « Mon Pas » de Pachinyan qui représente encore au moins autant (si ce n’est plus) que les 16 partis d’opposition ayant formulé un ultimatum sera-t-il représenté ? La diaspora (et quelle diaspora ?) sera-t-elle associée ? Le gouvernement d’union nationale s’engage-t-il à organiser des élections libres et régulières dans un délais raisonnable ? S’engage-t-il à faire la lumière, toute la lumière, sur les raisons qui ont conduit à la défaite du 10 novembre ? Une réponse affirmative à ces différentes questions, le cas échéant, m’apparait comme absolument nécessaire.
Un mécanisme propre à l’Arménie devrait en effet être mis en place par un gouvernement d’union nationaleou par Pachinyan lui-même en y associant toutes les forces politiques afin de faire toute la lumière sur ce qui s’est passé du 27 septembre au 10 novembre et sur ce qui a conduit, en interne, à la défaite du 10 novembre. Le peuple arménien, qui a à nouveau été blessé dans sa chaire, doit savoir. On lui doit la vérité. L’une des conditions de la légitimité d’un pouvoir politique, quel qu’il soit, est la confiance qu’on lui accorde. A l’évidence, la confiance avec Pachinyan a été rompue. Il s’agirait de répondre, entre autres (la liste n’est pas exhaustive !), aux zones d’ombres suivantes :
o la non-mobilisation générale,
o la non-utilisation des Iskender ou autres Mig,
o la non-acceptation d’un cessez-le-feu le 20 octobre,
o la perte de Chouchi,
o les conditions et les acteurs des négociations qui ont mené aux clauses léonines du 10 novembre,
o la stratégie de communication de guerre interne et externe du gouvernement,
o la non-reconnaissance par l’Arménie de l’Artsakh alors qu’il avait toujours été dit qu’en cas de guerre cette reconnaissance viendrait, etc.
Sans doute conviendrait-il par ailleurs d’étendre la temporalité d’un tel mécanisme de vérité aux années qui ont précédé la prise de pouvoir par Pachinyan, tant il est évident qu’on ne peut pas imputer le désastre du 10 novembre au seul Pachinyan. Ce serait trop facile ! Les anciens gouvernements ont une part de responsabilité énorme dans la défaite arménienne. Peut-être conviendrait-il aussi d’étendre le champ de ce mécanisme à la diaspora et aux relations Arménie-Diaspora afin de faire la lumière sur l’impréparation de cette dernière ou du couple Arménie-Diaspora en termes de plaidoyer, de communication, d’investissements dans la défense, etc.
Quoi qu’il en soit, un mécanisme qui permettrait de faire cette lumière-là sur les faillites propres à l’Arménie (et à la diaspora) permettrait un tant soit peu de retisser le nécessaire lien de confiance entre le peuple et le pouvoir, condition sine qua non à une Arménie forte en mesure de répondre aux immenses défis économiques, diplomatiques, sociétaux qui l’attendent au lendemain de la défaite du 10 novembre.
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